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(3) Description du tableau des 25 tattvas du Samkhya (I)

Le Samkhya est une doctrine traditionnelle indienne qui constitue l’un des cadres philosophiques majeurs du yoga. Il permet de donner du relief à la pratique en détaillant l’arrière-plan structurel de notre fonctionnement psychique, sensoriel et corporel. Tout ce que nous faisons, pensons, ressentons se rapporte en effet à une trame invisible, une structure invariante, dont les éléments interagissent sans cesse les uns avec les autres dans un jeu d’interdépendance qui produit nos différents niveaux de conscience. L’union que recherche le yoga peut être définie comme une mise en relation consciente avec cette structure vivante intérieure, dont chaque personne incarne une forme singulière (microcosme), comprise comme déclinaison de la structure universelle (macrocosme).

Les tattvas (mot masculin, arrière-plan jaune et magenta sur le tableau) sont les éléments abstraits constitutifs de cette trame latente : ils désignent les principes fonctionnels de notre expérience consciente. Ils sont classés du plus «subtil», du plus haut potentiel de différenciation (en haut du tableau) au plus «grossier», au plus bas potentiel de différenciation (en bas du tableau) Chacun d’entre eux n’existe que par, et avec, les autres. Les tattvas ne sont pas des choses isolées, mais des fonctions symboliques qui ne cessent de se relier, de s’entrecroiser et de se conditionner mutuellement.

Le dharma ne fait pas partie des tattvas. Il est néanmoins essentiel pour comprendre la logique d’ensemble. Dharma signifie «ce qui soutient, ce qui maintient» (racine sanskrite dhr). Il désigne l’ordre qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, de par la place qu’elle occupe dans la totalité du monde. Le Samkhya décrit le dharma particulier de la réalité humaine, c’est-à-dire la manière dont notre psychisme et notre corps sont organisés. Dans cette perspective, chaque être évolue formellement dans la fidélité à sa propre structure interne et dans la fidélité à la structure globale dans laquelle il s’inscrit. Le dharma se définit comme la loi de cohérence qui fait tenir ensemble l’individu, la société, le monde, la vie.

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Les trois gunas (mot masculin) ne sont pas des tattvas mais des tendances constitutives présentes en chaque être, en chaque chose, en chaque pensée. Ils sont toujours présents, tous les trois ensemble et toujours mélangés, en proportions variables (exception faite de Purusha qui n’a pas de gunas).

Sattva est la part ascendante, lumineuse, harmonieuse, équilibrée, transparente et légère des choses. Sur le plan psychologique, c’est la lucidité, la paix intérieure, la capacité de discernement, le sens de l’intérêt général. On parle de tendance sattvique. Le yoga est typiquement une activité visant à valoriser sattva.

Rajas est l’impulsion à agir, le désir expansif, la tendance au mouvement, à l’agitation, au changement. En même temps, il assure une liaison dynamique, il met en relation sattva et tamas, il empêche que l’un s’isole totalement de l’autre. On parle de tendance rajasique.

Tamas est la tendance descendante à l’inertie, à la pesanteur à l’opacité, à la torpeur qui stabilise autant qu’elle bloque. Psychologiquement, c’est l’ignorance consentie, la tendance à s’accrocher au connu, à s’en tenir à la seule satisfaction des habitudes rassurantes. On parle de tendance tamasique.

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PURUSHA (mot masculin) est le seul tattva au delà des gunas. Il est décrit le plus souvent comme la conscience pure, le témoin inaffecté qui n’a besoin d’aucun objet de conscience pour être conscient. Si le monde et nous-mêmes ne sommes que des réseaux de déterminations et de conditionnements réciproques, Purusha ouvre un dehors, un hors cadre, une liberté de penser et de vivre autrement, en dehors de ce que la forme actuelle de la structure impose. On peut ainsi penser Purusha comme principe de différenciation, d’altérité, de liberté, de lumière, d’ouverture.

PRAKRITI (mot féminin) est notre matrice commune, le champ où se déploient les tattvas. Elle organise, hiérarchise et coordonne les différentes fonctionnalités de notre expérience : corporelle, respiratoire, sensorielle, psychologique, mémorielle, anticipatrice ou morale. Prakriti se définit par un équilibre parfait des guṇas, présents en proportions égales. Tout être vivant, et chacun des principes qui le constitue, manifeste cette matrice commune de manière singulière, comme une variation formelle individuelle d’un même arrière-plan structurel, universel et neutre.

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Pour résumer : Prakriti est la trame relationnelle abstraite qui fait émerger les facultés psychiques et corporelles. Purusha est le principe de séparation qui permet à cette trame de se réfléchir en conscience, déployée sur différents niveaux, du plus «fermé» au plus ouvert, vers de nouvelles formes de soi, plus lumineuses et plus harmonieuses.

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BUDDHI (mot féminin) est le principe supérieur de la conscience des choses. Sa tendance principale est sattvique. Buddhi discerne, oriente et met de l’ordre dans les impressions et les décisions. On peut dire qu’elle est la fonction stratégique de l’esprit, la raison qui cherche à maintenir la cohérence, à relier le bien-être personnel au bien-être collectif. Dans l’Inde ancienne plutôt conservatrice, la libération spirituelle était pensée comme sortie radicale de la structure. Dans le monde moderne, nous sommes sensibilisés aux formes toxiques que peut prendre la structure : la libération passe désormais par le souci de transformer ces formes nocives. On ne peut pas changer la structure de fond, mais on peut transformer la manière dont elle se manifeste, individuellement et collectivement.

AHAMKARA (mot masculin) naît de Buddhi et introduit l’appropriation subjective. C’est le principe par lequel l’expérience est rapportée à un «je». Ce «je» implique un «nous» : se soucier de soi entraîne, par intersubjectivité, le souci de ses proches, de sa famille, de sa communauté. Sa tendance est rajasique, marquée par le désir et le mouvement. D’Ahamkara procèdent les deux directions de la manifestation. Du côté subtil (sattvique), émergent Manas + les principes de perception (jnanendriyas) + les principes d’action (karmendriyas). Du côté tamasique, émergent les principes perceptibles (tanmatras) + les supports abstraits des choses perçues : les éléments (mahabhutas).

MANAS (mot masculin) est la conscience immédiate des flux sensoriels et des désirs spontanés qu’ils provoquent. Il les transmet à Ahamkara pour appropriation subjective et à Buddhi pour discernement. Nos émotions et nos sentiments sont des modifications globales de citta (Manas + Ahamkara + Buddhi) qui articule mémoire, imagination et tendances personnelles (gunas).

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Pour résumer : le fonctionnement structurel de notre conscience subjective et objective (citta) articule trois niveaux : 1) Manas, le centre inférieur de contrôle sensorimoteur, conscience immédiate chargée de différencier les flux sensoriels, de les affecter positivement ou négativement, en vue d’agir instinctivement. 2) Ahamkara, le centre intermédiaire, conscience subjective et intersubjective (tenir compte de ses proches). 3) Buddhi, le centre supérieur d’orientation stratégique, de discernement et de décision qui manifeste notre capacité de donner la priorité à l’intérêt global.

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