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(4) Description du tableau des 25 tattvas du Samkhya (II)

Dans le champ de la perception, on distingue: 1) la perception sensorielle objective concrète (par exemple : regarder ce qui se trouve devant soi), 2) la perception mentale représentative (se souvenir de ce qu’on a perçu dans tel ou tel moment du passé, ou alors imaginer tout le ressenti sensoriel que pourrait procurer tel ou tel voyage exotique) et 3) la perception sans objet (détacher les cinq sens de toute expérience concrète de perception, de tout souvenir, de tout vécu imaginaire narratif). Les jnanendriyas désignent cette troisième manière abstraite de percevoir, que l’on atteint par la méditation sur nos cinq sens. Il faut garder en tête que même une personne aveugle garde la faculté de voir, immuablement présente dans sa structure sensorielle. Les jnanendriyas ne sont pas les organes sensoriels, même si le Samkhya, par simplification, les désigne ainsi (nez, langue, œil, peau, oreille). Les jnanendriyas sont, pour le yoga, de purs objets de méditation, ce sont nos cinq sens envisagés de manière détachée de tout objet concret de sensation.

Pratique méditative. Notre champ de perception sensorielle n’a pas nécessairement besoin de percevoir ci ou ça, il peut se suffire à lui-même. Méditer sur les jnanendriyas, c’est méditer sur notre pure capacité de percevoir, avec nos cinq sens disponibles et non focalisés. Par exemple, on entend tout le temps des sons mais on peut apprendre à se concentrer non sur les sons entendus, mais sur la pure capacité d’entendre. On peut imaginer un bricoleur contemplant la présence apaisante de ses outils bien rangés et penser, non pas à tout ce qu’il va faire avec, mais à l’aura latente, au pouvoir spécifique de chacun d’entre eux.

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Les tanmatras sont les possibilités structurelles permettant à une perception de se manifester dans le champ de la conscience, et ce de cinq façons différentes (odeur, goût, forme visuelle, sensation de contact, son), que cette perception soit réelle ou non. Il ne faut pas confondre les tanmatras avec les objets matériels perçus, ni avec les événements sensoriels, ni avec les organes sensoriels.Sans tanmatras, il n’y aurait pas de qualité sensible brute (pas d’odeur en soi, pas de forme visuelle en soi, etc.) Les organes seraient là, les objets aussi, mais il n’y aurait rien à percevoir. Quant à la capacité d’agir, elle serait comme coupée, elle aussi, à la racine.

Pratique méditative. On ne cherche pas à percevoir quelque chose dans l’environnement (ce qu’on fait tout le temps instinctivement) on se concentre juste sur le fait qu’il «peut» y avoir du perceptible: de l’odeur, du goût, du visible, du tactile, du sonore. On reste juste dans un état de disponibilité tranquille, tourné non pas vers nos facultés de percevoir quelque chose (ça, c’est la méditation précédente sur les jnanendriyas), mais sur les tanmatras, les principes perceptibles abstraits susceptibles d’apparaître dans le champ de la conscience. S’il apparaît quelque chose d’identifiable, on ne se laisse pas absorber, on se recentre sur la possibilité d’un autre type de sensation.La différence entre la méditation sur les jnanendriyas et la méditation sur les tanmatras est subtile. Dans la méditation sur les tanmatras, on s’oriente vers les cinq types de sensations susceptibles d’apparaître. Pour reprendre l’analogie avec le bricolage, le bricoleur médite cette fois-ci non plus sur le pouvoir abstrait de ses outils mais sur les sensations abstraites qu’ils peuvent produire: de l’odeur, du goût (le goût du travail bien fait), du visible, du tactile, du sonore.

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Les karmendriyas (mot masculin) sont nos cinq facultés structurelles d’agir (excréter, se reproduire, se déplacer, saisir, parler), toujours envisagées de manière abstraite. Même une personne paralysée garde présente en elle la faculté de bouger, comme un membre fantôme que l’on continue de ressentir quand il a été amputé. Les karmendriyas ne désignent pas les organes biologiques mais des fonctionnalités universelles: cinq grandes manières qu’a la vie de s’exprimer. La fonction de nutrition n’est pas isolée en tant que karmendriya mais on peut la considérer comme une extension de la faculté de saisir. Autre fonctionnalité essentielle de la réalité humaine ignorée par le Samkhya: la coopération sociale. On peut la considérer comme une extension de la parole (vac) en relation avec les autres karmendriyas. Toutes nos actions possibles ne sont pas reliées de manière univoque à telle ou telle sensation. Il est tout à fait légitime d’envisager d’autres correspondances logiques possibles dans le tableau des karmendriyas.

Pratique méditative. Exercice I. L’acte de respirer conjugue nos cinq karmendriyas : 1) Nous éliminons du gaz carbonique, 2) notre respiration se répète cycliquement (se reproduit), 3) tout le corps bouge doucement en participant à l’acte de respirer (le sang circule, le corps frémit de vie), 4) la respiration nous fait toucher (ressentir) la conscience corporelle, posturale, sensorielle, l’inspiration nous permet de «saisir» l’oxygène et 5) le corps silencieux parle de la joie de partager la chance d’être vivant. Exercice II. Quand le jnenenddriya «sens abstrait de la vue» s’actualise, passe à l’acte, il interagit avec les cinq karmendriyas: 1) Le regard choisit de voir telle chose, en éliminant du champ visuel les autres choses, 2) il reproduit, à chaque chose vue, la merveilleuse faculté de voir. 3) Les yeux mobiles peuvent à tout moment se poser sur une autre chose, 4) c’est comme si les yeux avaient le don de caresser le choses, 5) comme si le regard avait le don de parler en «pétillant», de dire le plaisir de s’ouvrir à la vision, quelle que soit la chose vue.

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Les mahabhutas (mot masculin) sont les supports psychiques abstraits des cinq mode de perception de la réalité perceptible concrète et des cinq modes d’action sur cette même réalité. Que je sente une odeur imaginaire ou une odeur réelle, c’est l’élément abstrait «terre» qui sert de support à ma sensation. Sans les mahabhutas, il n’y aurait pas de support abstrait commun, intérieur et extérieur, aux sensations, aux choses perçues et aux actions sur elles. Nos sensations seraient impossibles à localiser ou à incarner, nos actions extérieures n’auraient pas de résonance intérieure. Les mahabhutassont qualifiés de «grossiers», parce qu’ils sont en fin du processus de différenciation de Prakriti, ce sont eux qui sont les plus proches de la matière concrète, du monde extérieur. Les mahabhutas (comme les tanmatras) naissent en effet de la polarité tamasique d’ahamkara. Dans le Samkhya, le monde perçu n’est jamais «brut» ni purement extérieur : il est toujours déjà pris dans le réseau de l’appropriation par le moi. La réalité du monde sensible n’est pas niée (tout n’est pas illusion), elle est dans la continuité de la structure sensorielle abstraite.

Pratique méditative : 1) Sans la «terre», rien n’aurait de résistance, de poids, de stabilité, les odeurs ne seraient pas identifiables, 2) sans l’«eau» (la salive), les choses ne pourraient ni se confondre ni se dissoudre pour apporter au palais leurs riches saveurs, 3) sans le «feu», sans la lumière, il n’y aurait ni contours distincts, ni forme visible, 4) sans l’«air», sans les vibrations tactiles, aucune sensation de toucher ou de mouvement n’aurait de relief et 5) sans l’«éther», sans l’espace sonore, les sons ne pourraient être ni localisés, ni transmis, ni perçus. Il n’y aurait pas de continuité entre la vie extérieure et la vie intérieure.

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