
Au début et à la fin d’une séance de yoga, on a coutume de chanter trois fois de suite le son orthographié « Om » ou « Aum » (ॐ).

Quelques généralités pour commencer.
Sur le plan biologique, le chant résulte de l’action du souffle: l’air expulsé des poumons fait vibrer les cordes vocales par l’action du diaphragme qui monte à l’expir. Le son produit est ensuite amplifié par les cavités naturelles (nez, sinus, cavités pharyngiennes, thorax) dans une longue expiration sonore stable, profonde et symbolique, venant du plancher pelvien, au fond du bassin.
Le Om signe notre structure biologique, énergétique et notre construction posturale. Cf Le manteau et le porte-manteau.
Sur le plan social, le chant humain ainsi que d’ailleurs toute vocalisation, toute expression vocale, avec intention esthétisante ou pas, ne sont pas fondamentalement différents du chant des oiseaux. Le chant, chez tous les animaux, nous compris, sert à la cohésion du groupe, l’émulation collective, le renforcement de la capacité à coopérer, le repérage des « leaders », la défense de l’espace commun contre les menaces de toute nature.
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Au delà de cette fonction sociale universelle, chanter Om en yoga (et plus largement dans les traditions hindoue, bouddhiste, jaïne ou sikhe), vise à se connecter à la vibration fondamentale de l’univers.
Om est considéré en effet comme le son primordial, celui par lequel toute chose a émergé. Chanter Om est une manière de s’aligner avec le grand Tout, le fond impersonnel sacré, présent en toute chose, vivante ou non.
Le son Om représente les niveaux et les orientations de notre conscience (imaginaire, réalisé, non manifesté, manifesté, visible, invisible) de même que les trois aspects du temps (passé, présent, futur).
Dans une perspective métaphysique initiatique, chanter Om est censé nous mettre en relation directe avec l’unité et l’unicité de la réalité métaphysique ultime, au delà de ce qui est et de ce qui n’est pas, au delà de la vie et de la mort, au delà de la linéarité du temps, au delà d’une conception englobante de l’espace.
On chante non seulement l’origine de toutes les possibilités réalisées et non réalisés mais le fait que nous sommes encore dans le moment infini de ce point éternel originel.
Dans les Upanishads, notamment la Mandukya Upanishad, il est expressément écrit que Om contient le multivers, tous les univers réalisés et virtuels, notre bonne vieille réalité et toutes les autres réalités alternatives, en nombre infini.
« Om, cet unique son, est en vérité tout cela: ce qui fut, ce qui est, et ce qui sera, tout est Om. Et ce qui est au-delà du temps, cela aussi est Om. » (Mandukya Upanishad, Mantra1)
Dans la métaphysique hindoue, Om est le symbole sonore de Brahman, l’Absolu, celui qui est sat-chit-ananda (être, conscience, béatitude).
Brahman (ou « le brahman ») est la réalité ultime, absolue, infinie et sans forme. C’est ce dont tout émane, ce en quoi tout subsiste, et ce à quoi tout retourne.
Brahman, au delà de toute dualité, de toute personnification, est impersonnel. Il faut bien le distinguer d’une conception monothéiste anthropocentrique occidentale de « Dieu » . C’est pour cela qu’il est plus logique de le désigner comme un état d’être universel par l’expression « le brahman » (avec minuscule) plutôt que par la personnification anthropocentrée « Brahman » (avec majuscule).
La Chandogya Upaniṣad accorde une importance majeure à la syllabe Aum, la considérant comme l’essence du Veda tout entier. « Sarvam khalvidam Brahma »: « tout, en vérité, est Brahman. »
Chanter Om permet rien moins qu’incarner vocalement l’absolu, d’exprimer la vocation de l’univers à se rendre à la fois visible et invisible, caché, inaccessible, drapé dans un mystère impénétrable.
Notre intention spirituelle, en tant que pratiquant de yoga, est de nous unir à cette réalité cosmique, de nous déconditioner du seul ego exclusif, pour sentir l’unité de toutes les existences possibles, au delà de toutes les oppositions de surface.
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Dans la tradition védique (comme c’est le cas chez nous, dans la tradition biblique) on considère que le son de la parole est sacré, qu’il est la première manifestation de l’Absolu. Avant même la matière, avant même la pensée, le son existe et porte l’univers en germe. C’est pourquoi on va considérer que le son, chanté avec la bonne intention, peut devenir magique, porteur de puissance transformatrice réelle (en particulier dans les mantras védiques).
Signification de A-U-M dans la Mandukya Upanishad
– « A » représente l’état de veille quand la conscience est tournée vers l’extérieur (jagrat).
– « U » l’état de sommeil avec désir et rêve quand la conscience est tournée vers l’intérieur (svapna).
– « M » l’état de sommeil profond sans désir, sans rêve et sans conscience (sushupti).
– Le silence qui suit le « M », c’est turiya, le quatrième état, l’état transcendantal, au delà du mental, pur atman/brahman, pur purusha, pur conscience sans objet.
Les états de veille, de rêve et de sommeil profond représentent des niveaux de conscience. AUM peut représenter aussi le temps.
Cf la Mandukya Upanishad dans son tout premier verset: « AUM, cette syllabe est tout, elle est ce qui fut, ce qui est, ce qui sera. Tout en vérité est AUM. »
– « A » symbolise le passé.
– « U » symbolise le présent,
– « M » symbolise le futur.
AUM nous aligne avec la réalité totale: la création, la préservation, le changement, et ce qui les transcende: l’au-delà du temps et de l’espace.
AUM est comme une porte. Si on y pense comme un appel à l’univers manifesté, on va s’identifier au purusha. Si on y pense comme un retour au silence éternel, on va, se dissoudre dans le brahman.
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Purusha, à la, différence de Brahman, est la conscience cosmique personnifiée, le soi suprême immanent dans le monde.
Dans le Purusha Sukta du Rig Veda, Purusha est un être aux mille têtes, mille yeux, mille pieds, une image symbolique du Tout. Il est sacrifié pour que l’univers prenne forme. Dans le Samkhya, Purusha est pure conscience témoin, radicalement séparée de la matière (Prakriti). C’est dans ce sens là que nous employons le terme.
Brahman est l’absolu non-manifesté, tandis que Purusha est l’absolu manifesté en tant que conscience dans le cosmos.
Dans l’Advaita Vedanta, Brahman et Purusha partagent la même essence: deux perspectives sur la même Réalité suprême.
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Chanter avec quelle intention spirituelle? Plutôt spéciste ou plutôt antispéciste?
« Chanter », c’est un mot qu’il est salutaire d’alléger de tout le poids des religions monothéistes où chanter (dans une débauche de majuscules), c’est proclamer la Gloire de Dieu et de Sa Création, à commencer (ne soyons pas dupes) par la Gloire de l’Espèce humaine mandatée-par-Dieu-pour-Le-représenter-sur-Terre-et-appliquer-Sa-Loi.
Soi-disant.
Il y a en effet deux sortes de chant qui n’ont pas la même intention spirituelle: le chant à la gloire de l’humanité en particulier et le chant à la gloire de la vie en général.
Tant mieux (ou tant pis) si certains entendent une voix divine leur assigner la mission divine de célébrer la seule Espèce humaine comme l’espèce par excellence divine. Ils sont cohérents avec l’Humanisme laïque qui a remplacé Dieu par l’Être humain, ils sont cohérents avec tous les monothéismes narcissiques, ils sont cohérents avec toutes les formes, qu’elles soient religieuses ou athées, de spécisme.
Spécisme: idéologie selon laquelle les individus de notre espèce ont un caractère sacré qui leur donne des droits exclusifs qu’on célébre et chante en vertu justement de leur caractère exclusif.
Antispécisme: idéologie selon laquelle les individus des autres espèces ont des droits comparables aux nôtres, à commencer par celui de ne pas être asservi ou tué pour servir de nourriture (sauf cas de force majeure). Ce que chante le « chant antispéciste », c’est une forme de dépassement de l’ego au profit de l’ego de chaque animal, ego animal seul à même de décider s’il veut servir de nourriture ou non.
Même si le yoga n’est pas « antispéciste » au sens moderne, radical et militant du mot, c’est dans la tradition indienne qu’on trouve le plus de signes précurseurs, sinon de l’antispécisme au sens strict (radicalement égalitaire), du moins en germe, de la réflexion moderne sur les droits des animaux et de l’environnement en général.
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Rendre grâce, honorer, célébrer, chanter les louanges, avec joie, gratitude, dans un esprit de fête, de communion, par des hymnes, psaumes et autres cantiques spirituels, telles, sont les formes que prend le chant religieux dans toutes les cultures afin de renforcer la foi de l’Espèce humaine en elle-même, dans une volonté commune d’édification morale. Avec la nuance capitale, on l’a vu, d’inclure ou pas dans sa célébration du monde, le, droit des animaux à disposer d’eux-mêmes.
Pour les athées anticléricaux, chanter honorer Dieu, chanter les louanges du Seigneur, c’est inadmissible. Pour ceux qui n’ont ni foi en Dieu, ni foi d’ailleurs dans le caractère exceptionnel (ou sur-naturel) de l’Être humain, reste à chanter les louanges de la vie, de la vitalité, de l’envie de vivre et partager les valeurs universelles du partage équitable et de la persévérance à faire front commun dans l’adversité. D’aucuns penseront que cela revient à célébrer l’humanité,ce à quoi on souscrire volontiers, si l’humanité c’est la volonté universelle d’équilibre et de justice.
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Quand on chante pendant le cours de yoga, on chante le sens étymologique du mot « yoga », on chante l’union, l’harmonisation, la pacification de toutes les forces vitales, de tous les instincts primitifs et de tous les bons sentiments mélangés. On chante la capacité à maîtriser les conflits, en étant capable à la fois de prendre parti et de garder une attitude transpartisane, condition diplomatique et nécessaire de tout dialogue avec ceux qui n’aiment ni nos idées ni nos choix de vie, voire qui les combattent.
Le yoga ne chante pas le « Saint-Esprit » du yoga, l’opium du peuple, l’oubli négligent de nos choix culturels violents, mais la lucidité sur notre impact en tant qu’espèce animale « civilisée » . « Civilisée » non pas au sens de « modérée » mais au sens de « capable de former un réseau industriel et technologique si oppressif et si invasif que la planète entière et sa biosphère s’en trouvent déséquilibrées ».
Si le yoga est union, harmonisation, modération, diplomatie, esprit d’ouverture à tous les intérêts particuliers, il devient cet art de vivre dans un esprit d’exploitation raisonnable des ressources et de juste répartition des richesses que l’on espère et que l’on appelle de tous nos vœux.
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