Résumé de l’article
Chez Descartes, le corps et l’esprit humains sont de nature différente (matérielle et immatérielle) mais unis naturellement par la libre volonté de l’esprit d’agir, sur lui-même et sur le corps, et de mettre les sensations et les émotions en provenance du corps au service de quelque chose.. Le « yoga » est dans la clarté de la raison et dans la redirection utile des « passions » handicapantes.
Dans le yoga, le corps et l’esprit humains ont la même nature, matérielle. L’esprit est constitué d’une matière plus ou moins subtile selon sa proximité de tel ou tel de ses aspects avec le corps et la subjectivité. Le corps est plus ou moins « illuminable » par la conscience absolue selon le courant spirituel dans lequel on inscrit son yoga.
1) Dans la tradition du Samkhya originel, Purusha est un principe personnel intérieur, sans lumière, d’isolement absolu et éternel. Le corps et l’esprit (Prakriti) sont unis dans la lumière libératrice de la conscience de leur séparation définitive et irréductible avec la transcendance absolue de Purusha. Autrement dit, pour unir le corps et l’esprit, il faut les libérer de l’idée même de la possibilité de leur libération absolue de leur condition. Nous dansons devant un mur indestructible, obscur et muet.
2) Dans la tradition du Samkhya révisé par les lecteurs védantins et dans la tradition des yoga-sutras, le Purusha est assimilé à Atman-Brahman, toujours aussi transcendant mais éclairant l’esprit et le corps. Nous dansons devant un mur toujours aussi infranchissable et imperturbable mais lumineux, un mur qui a conscience que nous dansons devant lui.
– Dans la tradition du Vedanta, la conscience absolue, le Soi (Atman/Brahman) transcende le corps et l’esprit (« neti neti »), tous deux englués dans le relatif. La même conscience absolue, paradoxalement, est tout aussi aussi présente en chaque être, en chaque chose (« Tout est Brahman, nous sommes tous Brahman »). Le corps et l’esprit s’unissent dans un rapport méditatif et silencieux à un au-delà inaccessible et lointain puis s’unissent dans un au-delà incarné dans un détachement pratique du corps et de l’esprit, ouvert aux autres corps, ouvert aux autres esprits, ouvert à tous nos semblables, qu’elle que soit leur différence formelle.
– Dans la tradition du Tantra et du hatha yoga traditionnel, l’union intérieure de Shiva et Shakti illumine la continuité immanente corps-esprit-conscience. Il n’y a pas d’illusion à éviter, pas de désidentification compliquée à quoi que ce soit à entreprendre, pas d’ascèse à mener. Le corps et l’esprit sont totalement illuminés par la purification et l’harmonisation des de l’énergie intérieure.
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I) La théorie cartésienne du corps et de l’esprit

1) Le dualisme cartésien: le corps et l’esprit sont à la fois séparés et unis
L’esprit français est très marqué par la philosophie cartésienne qui sépare l’esprit immatériel et absolument libre (métaphysique, donc) du corps matériel (physique) tout en reconnaissant leur union mystérieuse qui apparaît indissociable dans toute expérience intérieure.
Le dualisme matière/esprit est la thèse selon laquelle l’univers est constitué de substances matérielles physiques et de substances spirituelles, immatérielles et métaphysiques (dont les propriétés sortent du champ de la physique.) Le dualisme strict implique que la matière et l’esprit peuvent exister indépendamment l’une de l’autre.
2) Une vision mécaniste radicale du corps
Descartes pense le corps comme une horloge ou un système hydraulique. Bien avant la compréhension électrochimique du système nerveux, Descartes suppose l’existence d’ »esprits animaux » (des particules matérielles subtiles, comme de la vapeur) circulant grâce aux nerfs partout dans le corps pour transmettre des informations, le cerveau leur servant de centrale émettrice et réceptrice et d’interface corps/esprit. Les nerfs sont déjà connus à l’époque de Descartes mais conçus comme un système circulatoire transportant les « esprits animaux » parallèle au système sanguin.
Dans son modèle du corps, la nourriture sert de combustible pour entretenir la chaleur cardiaque, laquelle met en mouvement le sang. Ce sang, en passant par le cerveau, produit les « esprits animaux » qui transmettent le mouvement jusque dans les muscles. C’est donc bien une conception mécanique, mais exprimée avec les images du « feu cardiaque » et de la circulation plutôt qu’avec nos notions modernes d’énergie, de combustion, de calories et de métabolisme.
La physique cartésienne repose sur l’idée que Dieu a créé une certaine quantité de mouvement dans l’univers et que cette quantité se conserve. C’est une préfiguration de la thermodynamique découverte deux siècles plus tard.
3) Le « dualisme de substance »
Le dualisme de substance est une forme de dualisme rendue célèbre par Descartes qui pose l’existence de deux types de substance: la substance mentale et la substance matérielle. La substance mentale n’a pas d’étendue spatiale tandis que la substance matérielle ne peut pas penser.
Le dualisme de substance est une position compatible avec la plupart des théologies qui affirment que les âmes immortelles occupent un royaume d’existence indépendant et distinct du monde physique.
Pour Descartes, le corps est une « res extensa » (une »substance étendue ») comparable à une machine passive conditionnée, sans aucune intériorité, soumise aux seules lois mécaniques de la physique.
Descartes est un mécaniste pur, en aucune façon vitaliste.
Chez Descartes, l’âme n’est pas « dans » le corps, l’âme n’est pas produite par le corps, l »âme est juxtaposée au corps.
Par contre, la pensée, tout ce qui en nous conçoit, juge, doute, imagine, ressent, se souvient, est conçu comme sans étendue, sans espace: une entité immatérielle, indépendante du corps, libre, indéterminée et inconditionnée. Il l’a nomme « res cogitans » (la « substance pensante »).
Il faut bien noter que chez Descartes, la pensée, la conscience, l’âme et l’esprit sont des quasi synonymes. À quelques nuances près.
Descartes ne pense pas l’esprit comme une production cérébrale. Le cerveau (en particulier la glande pinéale) est une simple interface entre l’esprit et le corps. L’esprit n’a pas de lieu assignable. Dans sa théorie, le cerveau est le lieu où les décisions de l’âme et les mouvements du corps interagissent.
Descartes distingue six passions fondamentales: l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Ces « passions » (et leurs combinaisons) sont produites exclusivement par le corps mais réceptionnées par la « conscience de l’âme ». L’âme est à la fois active (en tant que centre de décision, de, sélection, de jugement, de volonté, etc.) et réceptive: elle reçoit les « passions » du corps. Tout en demeurant par définition fondamentalement libre et inconditionnée, l’âme est colorée, affectée par elles (mais jamais transformée dans sa substance). Descartes ne pense pas le trauma, le marquage émotionnelle indélébile dans l’âme, mais exclusivement dans le corps.
Les « passions » ne suppriment pas la liberté, elles la sollicitent. L’âme reste capable d’acquiescer ou de résister aux impulsions venues du corps, de se laisser « impressionner » ou pas.
L’âme a deux niveaux: un niveau métaphysique où l’âme, quoiqu’il arrive, reste libre, indépendante, inconditionnée et un niveau vécu où, unie au corps, elle subit les passions du corps qui la touchent, mais sans la contraindre en profondeur.
D’où l’intense usage chez Descartes de la volonté pour maîtriser les émotions, l’agitation de l’âme causée par les passions du corps. L’idée que l’on peut guérir de ses troubles par la volonté est très cartésienne, même si elle était déjà présente chez les Stoïciens.
Chez les Stoïciens, la règle est que nous n’avons pas de pouvoir sur les événements extérieurs, mais nous avons un pouvoir absolu sur notre jugement et notre consentement intérieur. La sagesse consiste donc à régler sa volonté pour ne jamais être esclave des passions, mais rester en accord avec la raison et la nature.
Descartes reprend ce schéma, mais avec une nuance: il ne cherche pas à éradiquer les passions comme des erreurs de jugement, ce que faisaient les Stoïciens. Pour lui, les passions ont une utilité naturelle, elles peuvent motiver l’action et peuvent donc être bonnes si la volonté les oriente bien. Sa conception est donc plus nuancée et moins radicale.
En résumé: l’idée que la liberté intérieure est affaire de volonté, c’est stoïcien, l’idée que les passions doivent être canalisées et non éliminées, c’est cartésien.
La particularité de Descartes (qui croit pourtant en Dieu) est de considérer que l’âme est une émanation de la pensée, et non l’inverse. Pour lui, l’acte de penser précède l’âme. En d’autres termes, Descartes pense que la pensée est l’ »essence de l’âme », l’âme n’est que le produit secondaire de la pensée (la « substance pensante »).
Descartes ne dit pas « j’ai une âme donc je pense » mais « je pense donc j’ai une âme ».
Une triste conséquence de la pensée cartésienne stricte, c’est la dévalorisation des animaux qui se voient réduits à de simples machines vivantes, sans pensée, sans âme, mus par leurs seuls instincts mécaniques.
Dans le système de Descartes, tout ce qui est dépourvu du langage humain ne pense pas, n’a pas d’âme: aucune autre espèce, aucun paysage, aucune œuvre d’art, aucun objet. On ne peut pas être plus éloigné de la pensée animiste. Dans la pensée théologique de Descartes, Dieu est absolument transcendant. Ni l’âme, ni l’esprit, ni la pensée, ni la conscience, ni le corps ne sont des « étincelles divines » venues d’en haut.
Si Descartes ne fonde pas sa pensée sur son âme, sur quoi la fondé-t-il alors? Sur la certitude de sa faculté de penser elle-même.
Quand on est cartésien, on peut douter de la vérité de ce qu’on pense parfois mais jamais on ne doute de sa capacité à penser des choses vraies et de vivre dans la vérité de sa pensée.
Quand Descartes dit « je pense donc je suis », le corps est laissé de côté, la pensée n’est pas ancrée dans le corps mais dans la puissance de la raison. Par contre, les émotions, les passions, les sensations, elles sont des manifestations corporelles que la pensée « raisonne » par la volonté, l’entendement et la liberté de se fixer des objectifs rationnels.
Pour Descartes, l’esprit est par définition séparé du corps et ce qui les unit c’est la volonté qu’exerce l’esprit sur le corps et la conscientisation des sensations corporelles. L’ »union du corps et de l’esprit » est l’expression banale, dans la pensée cartésienne, de l’activité conjuguée de la conscience, sensorielle et de la raison logique.
2) La doctrine du yoga
N. B. À propos du yoga, il vaut mieux parler de « doctrine » que de « philosophie » ou même de « système philosophique ». Le yoga, dans ses textes fondateurs, est une métaphysique, et non une philosophie rationnelle au sens occidental.
Si on entend par « esprit », la pensée, le mental, les facultés sensorielles et cognitives, alors le yoga s’oppose au dualisme cartésien. En effet, le mental (manas, citta)
qui sépare résolument la pensée immatérielle (le cogito) de la matière (le corps, le monde).
Mais si on entend, par « esprit », l’Esprit avec une majuscule, l’esprit absolu, éternel, infini, inconditionnée, métaphysique et transcendant (Purusha,Atman), qui est distinct de tout ce que Descartes appelle non seulement corps mais aussi esprit, alors la formule « le yoga est l’union du corps et
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