1) Le manifesté
Si vous avez l’esprit cartésien, rationaliste, matérialiste, la tête bien plantée sur les épaules, les pieds bien campés au sol, il est probable que vous accordiez une importance considérable au monde manifesté visible (le monde qu’on peut toucher, manipuler, maîtriser, façonner, transformer) et que l’intérêt pour le monde non-manifesté invisible vous apparaisse comme une tendance peu recommandable de la conscience, celle qui consiste à désirer se retirer du monde, au lieu d’assumer sa fonction qui pour vous est essentielle (c’est vrai pour le monde et c’est vrai aussi pour la conscience) : servir à quelque chose.
Le manifesté c’est ça, c’est tout ce qui non seulement vit, intéragit, bouge, existe mais qui demande à vivre, intéragit, bouger, exister.
Le monde manifesté est agité par toutes sortes de désirs, eux aussi manifestés, qui s’entrechoquent, rivalisent et construisent/déconstruisent un monde vivant, une pensée vivante.
Aimer la vie, c’est aimer toutes les formes de la manifestation avec ses fatales part d’ombre. Aimer la vie, aimer le monde, c’est aimer quand ça bouge, quand il y a du nouveau, quand il se passe des choses, des trucs, quand il se passe même, à la limite, n’importe quoi plutôt que rien.
Il ne viendrait à personne, en croisant une autre personne, de lui poser cette question saugrenue: « Bonjour, ça va? Quoi de routinier, quoi de vécu mille fois, quoi de vieux et d’usé jusqu’à la corde? » Non, ça serait absurde ou sarcastique. Le bon sens et la politesse exigent de poser la seule question qui veuille: « Alors, quoi de neuf? »
On voit bien que la vie, ce n’est pas un truc de vieux. Autant que possible, la vie c’est manifester une éternelle jeunesse, c’est participer à l’effort universel de manifestation, c’est étendre toujours plus le domaine du monde manifesté.
La vie, pour être vivante, doit être active et produire du neuf. C’est comme ça.
2) Le non-manifesté
Par contre, si vous faites du yoga, vous savez que le yoga est une forme de retrait, de retrait de la conscience et aussi, nécessairement, d’un certain retrait du monde.
Si l’on se réfère aux yoga-sutras de Patanjali, e but du yoga n’est pas que « plus rien n’arrive » dans le monde mais de mettre fin aux fluctuations du mental et de purifier la conscience, autant que faire se peut, afin d’atteindre un état idéal de « conscience pure, Le texte dit dans le deuxième sutra : « yogaś citta-vṛtti-nirodhaḥ », ce qui veut dire « le yoga est l’arrêt des modifications du mental ». l’esprit ne réagit plus automatiquement à tout ce qui arrive. Il devient stable, silencieux. Le yogi voit les choses telles qu’elles sont, sans se laisser troubler, sans être emporté par ses pensées, ses désirs ou ses peurs.
Le yoga, ce n’est pas vouloir que plus rien n’arrive dans le monde extérieur, mais plutôt que plus rien ne trouble l’esprit. Le but est la libération (kaivalya) , l’isolement du pur esprit qui survient quand il n’est plus confondu avec les mouvements du mental. Le yoga consiste en un désengagement radical du mental par rapport à ce qui change.
Seulement intérieurement ou aussi vis-à-vis de l’extérieur? Laissons cette question provisoirement en suspens.
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Le non-manifesté, c’est tout ce qu’on ne maîtrise pas, ne contrôle pas, les changements impromptus, imprévisibles, l’horizon latent de tous les événements possibles.
Le non-manifesté, c’est ce qui est, mais qui n’apparaît pas dans l’ordre du perceptible, du mesurable, de l’intelligible immédiat.
Dans la tradition indienne, le non-manifesté est la source première, silencieuse, indifférenciée de tout ce qui existe. Il est pure potentialité, antérieure à toute forme, temps ou espace.
La Samkhyakarika a une ontologie dualiste qui distingue:
1) Purusha (principe de séparation absolue, de vide absolu, de liberté absolue) et Prakriti (principe de reliance absolue, de plénitude absolue, de conditionnement absolu).
2) Prakriti non-manifestée (avyakta) et Prakriti manifestée (vyakta).
Prakriti non manifestée est la nature invisible primordiale, la substance originelle, éternelle, inconsciente, qui est toujours là, mais qui ne se manifeste en tant que conscience que dans la dissociation avec elle-même par la proximité de Purusha, le principe non conscient de séparation.
Prakriti non-manifestée ne se manifeste que sous certaines conditions. Tant qu’elle reste en équilibre parfait, ses trois gunas (sattva, rajas, tamas) en harmonie équilibrée, elle est dite non-manifestée, latente, potentielle, où rien ne s’actualise encore, mais où tout est possible.
La Samkhyakarika est plutôt un triadisme (Purusha/Prakriti non-manifestée/Prakriti manifestée) qu’un dualisme simple.
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Si vous passez le dimanche à ne rien faire, sans rien de prévu, que vous vous vous sentez bien là à respirer devant la fenêtre, à regarder les beaux nuages dans le ciel, et bien vous êtes au bon endroit, au bon moment pour sentir la subtile nuance entre le manifesté et le non-manifesté.
Il fait assez beau, rien particulier n’arrive mais vous sentez qu’il pourrait se passer quelque chose: le téléphone pourrait sonner s’il était allumé, mais il est éteint. La télé et la radio pourraient donner des nouvelles du monde, mais rien n’est allumé. À part le monde, à part vous-même.
L’événement(i)alité.
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