Dans Ainsi parlait Zarathoustra (chap.3), Nietzsche propose de faire une expérience de pensée:
« Et si tout, absolument tout ce que nous vivons, devait se répéter exactement de la même manière, pour l’éternité? »

Le test existentiel de Nietzsche (que l’on peut appeler le « test de l’éternel retour« ) est un défi lancé à notre joie de vivre. Si l’idée d’un « éternel retour » de notre vie à l’identique, d’une existence répétée à l’infini, nous terrifie, et bien c’est qu’au fond nous n’aimons pas vraiment la vie. Nous dépensons toute notre énergie à chercher à nous en libérer.
En revanche, si la perspective d’une vie éternelle ne nous effraie pas, si la vie, dans sa quotidienneté, avec tout ce qu’elle comporte de routines, de répétitions et de souffrances, nous inspire, malgré cela, joie, acceptation bienveillance, c’est que nous avons atteint un état de vie affirmatif, positif. Nietzsche appelait cette attitude le « oui à la vie », l’amor fati (l’amour du destin, l’amour de la vie telle qu’elle nous est donnée, sans chercher de libération ultime, bref, sans avoir besoin de « faire du yoga »).
Pour Nietzsche, la capacité à envisager la vie comme une répétition absolue est le critère décisif de la valeur que l’on accorde à la vie. L’idéal nietzschéen consiste à vivre de manière à vouloir que tout se répète éternellement, sans rien changer, à part bien sûr la liberté de s’inscrire différemment dans le tissu de la vie conditionnée, la liberté de renouveler à l’infini son regard.
Le test de Nietzsche, quand il est raté, invite à la transformation personnelle: il ne sert à rien de continuer à répéter les mêmes actions machinales et décevantes. Il est encore temps de poser de nouveaux choix, des choix dignes d’être vécus et répétés, encore et encore.
Accepter « l’éternel retour », pour parler avec les mots de Nietzsche, c’est agir de manière « surhumaine »: c’est-à-dire vivre chaque instant en voulant qu’il revienne éternellement. La « surhumanité » nietzschéenne, c’est avoir dépassé le ressentiment et la culpabilité, c’est vivre pleinement sa vie, selon ses propres valeurs, sa propre éthique, dans l’affirmation heureuse de soi et de sa vie.
*
Nietzsche, avec son test existentiel, renverse complètement la perspective traditionnelle indienne qui voit la finalité du développement spirituel dans le moksha-nirvana, la libération définitive de la roue des renaissances (le samsara). Là où l’Inde voit dans la répétition une chaîne à briser, Nietzsche en fait l’ultime épreuve de l’affirmation « surhumaine » de la vie telle qu’elle est, la vie quotidienne, pour l’éternité.
*
Dans le contexte du yoga, le test de Nietzsche est particulièrement éclairant: il interroge notre manière de faire du yoga. Faisons-nous du yoga pour renoncer au monde, pour nous détourner de la vie et de ses misères, de la vie vécue comme une prison dont on passe son temps à rêver d’être enfin libéré? Ou alors, faisons-nous du yoga pour opérer la transformation intérieure qui va changer, de manière déterminante, notre rapport au monde?
Le fait est que le yoga s’inscrit (originellement) dans un contexte ascétique de renoncement, de négation (négation relative, mais négation quand même) du monde et de la vie, négation que l’on peut exprimer de la manière suivante, à peine caricaturale: « Je ne suis pas Maya, pas cette vie illusoire; la vie, la vraie, est ailleurs; au fond je suis Brahman et je ne suis pas vraiment de ce monde. »
Nietzsche demande: « Peux-tu dire oui à cette vie, telle qu’elle est, même avec toutes ses galères, même si tu devais la revivre sans cesse à l’infini? «
Et le yogi de répondre comme il veut, comme il peut, en hésitant évidemment. C’est que la réponse est d’importance. Et heureusement, cette réponse n’a pas besoin d’être nécessairement univoque: elle peut-être plurielle, comme l’est le yoga dans sa diversité de points de vue, comme l’est la culture indienne, reine de l’ambivalence et des contradictions assumées, culture unique et paradoxale, où l’on peut le matin, envisager de se libérer définitivement de la vie, et, le reste de la journée, célébrer cette même vie dont on souhaitait tantôt se libérer.
***