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Les yoga-sutras de Patanjali

Les Yoga-sutras posent que l’ignorance (avidya) confond Purusha (la conscience pure) et Prakriti (les objets intérieurs et extérieurs de la conscience), que le yoga est la « cessation des fluctuations du mental » et que cette pratique, soutenue et méthodique, conduit au kaivalya, la libération ou l’isolement (kaivalya) de Purusha.

Dans le contexte des yoga-sutras, yoga ne veut pas dire « union » avec Purusha (c’est le sens du yoga Vedanta de chercher l’union fusionnelle non-duelle avec Atman-Brahman) mais « maîtrise » de Prakriti au sens de capacité à réduire au silence tous les objets mentaux (pensées qu’elles qu’elles soient, positives ou négatives).

Dans le cadre métaphysique des Yoga-sutras, Prakriti n’est pas une illusion, c’est juste une réalité à maîtriser.

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Les yoga-sutras sont le texte doctrinal de référence du yoga classique, le « yoga de Patanjali », yoga ascétique (le retrait du monde est l’objectif), dualiste (le couple Purusha/Prakriti n’est pas dépassée), mystique, solitaire, méditatif, nocturne qui existait déjà en Inde dix siècles avant l’émergence du hatha yoga, si populaire aujourd’hui: solaire, relationnel, énergétique, communautaire et non dualiste.

Le but des yoga-sutras est de laisser tout le champ libre à la conscience contemplative, à cette fonction automatique que, dans le langage moderne, on appelle le système nerveux autonome neurovégétatif.

Le but du hatha yoga est le même mais l’accent est mis sur l’harmonisation, l’équilibre des polarités de la « conscience », à savoir le système nerveux parasympathique et le système nerveux sympathique.

Si le yoga de Patanjali et le hatha yoga sont souvent associés c’est de manière superficielle, en ne retenant souvent de Patanjali que le tout début du texte, le découpage de la quête spirituelle en huit étapes et la libération de la souffrance.

Yogasūtra 1-2: Yogaś citta-vṛtti-nirodhaḥ, « le yoga est la suspension des fluctuations du mental ».

Le yoga contemporain, comprenant des styles de yoga comme le yoga Iyengar, se réclament de Patanjali (on « chante », à chaque début de séance une invocation en son honneur) est très éloigné de la radicalité des yoga-sutras.

Le yoga de Patanjali est extrême et radical, il exprime une volonté de rupture avec le monde, une quête de libération qui ne vise pas expressément l’équilibre psychologique, ni l’épanouissement personnel, ni l’action sociale. Il est une discipline ascétique, exigeante et même inhumaine (pour qui n’a pas l’ascèse dans la peau), une vision du yoga fondée sur le détachement, la concentration exclusive sur la conscience séparée de tout (du monde, du moi et du mental), le renoncement au plaisir sensoriel comme voie spirituelle, et la désidentification totale des pensées, même heureuses.

Ce n’est pas un chemin de bien-être, contrairement au hatha yoga, c’est un chemin de sortie du monde.

Les yoga-sutras ne contiennent ni description de posture, ni exercice respiratoire, ni technique précise de méditation. Il faut extrapoler, pour construire une séance de yoga, à partir de la célèbre séquence des huit étapes (règles morale, règles personnelles, posture, respiration, séparation du monde, concentration, méditation, isolement absolu).

La réalisation spirituelle, selon Patanjali, est un éveil qui libère de la souffrance par le divorce avec le monde, un éveil sans prise de conscience de quoi que ce soit d’autre que la conscience elle-même, seule et heureuse d’être seule.

Comment? En suivant une méthode en huit étapes (étapes déjà citées plus haut), les célèbres huit membres fondamentaux du yoga de Patanjali:

1) Mener une vie plutôt ascétique conforme à la morale,

2) Avoir une bonne hygiène de vie personnelle,

3) Observer sa posture physique de manière attentive,

4) Observer la respiration faire circuler l’énergie dans tout son corps,

5) Se couper de l’extérieur,

6) Se concentrer sur quelque chose en soi pour fixer l’attention et congédier les pensées parasites,

7) Sentir la différence entre la conscience (pure) et tout ce qu’elle reflète comme pensées et comme ressentis étrangers,

8) Devenir le pur esprit que tous les êtres conscients les uns des autres sont au fond sans le savoir.

Cet état final, il ressemble davantage, que les choses soient claires, à un état éveillé de sommeil profond (on est plus proche d’une forme de « psychose schizoïde non délirante ») que d’un état de citoyen hyper impliqué, lequel est heureusement possible en yoga mais est encouragé par d’autres traditions indiennes dans leur version contemporaine (tantriques, bouddhistes, taoïstes, écospirituels).

L’accusation souvent faite au yoga d’être une activité individualiste, résolument tournée vers le détachement décomplexé avec toute la dépolitisation qui va avec, Patanjali en est le principal artisan.

Le mot yoga qui veut dire « union » prête à confusion. Non pas union avec des liens heureux à soi et au monde, non pas union à son individualité affranchie des obligations sociales mais union à une solitude intérieure extrême vécue comme une libération.

Le yoga de Patanjali repose, c’est vrai, sur une éthique de vie minimaliste fondée sur la non-violence, l’indifférence à toute forme d’appropriation, mais ce n’est qu’un support, une concession faite à la réalité matérielle, pour se recentrer sur le seul but qui vaille: la rupture (intérieure cela va de soi, non-violence oblige) de tout lien d’attachement à son corps, à son identité, aux autres, au monde, et même à la vie. Le Raja Yoga, le yoga royal de Patanjali (non-relationnel), encore une fois, ce n’est pas du Hatha yoga (relationnel). Bons vivants, jouisseurs, hédonistes de tout poil, passez votre chemin!

Le but du yoga, sur cette branchedu yoga (populaire par malentendu), c’est l’isolement absolu dans la conscience « pure ». Pure de quoi? Pure de toute activité mentale non indispensable, pure de toute acivité corporelle non indispensable et pure en fin de compte de toute activité en général. Entre la pratique de groupe « youpi la vie » et la grotte dans la montagne, choisissez la grotte, ce n’est pas Patanjali qui vous retiendra.

Si vous pensez que le meilleur moment de la journée, c’est quand elle se termine, vous êtes au bon endroit.

Eh oui, le yoga « classique », pratiqué pour lui-même, donc sans Hatha yoga, est une voie ascétique qui n’a absolument rien à voir, ni avec l’exaltation sensorielle du corps, ni avec l’exploration des possibilités mirobolante de la vie, ni avec l’amélioration du monde, ni avec la quête de bien-être au sens commun du terme. Exit donc l’émerveillement devant les beautés fragiles de la nature et les soit-disant « liens heureux ». Il est évidemment possible faire du yoga sans ascèse, mais on trahit alors l’esprit des yoga-sutras.

L’idée que la joie (« divine », relationnelle) est le coeur du yoga, elle est vraie, mails il faut la chercher ailleurs: dans le vedanta, le tantrisme, le bouddhisme et aussi bien sûr dans le bon sens populaire, certainement pas chez Patanjali pour qui toute forme de lien est souffrance à dépasser.

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Petit aparté. La nuance entre le samadhi de Patanjali et la vacuité bouddhiste est subtile. Chez les bouddhistes, la vacuité est une disposition à se lier dans la joie, l’empathie, la compassion. Chez Patanjali, le samadhi est (autant que possible, dans un monde qui sacralise la vie relationnelle) de finir seul et oublié.

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Eh oui, « yoga » veut dire, pour Patanjali, non pas « union du corps et de l’esprit » comme on le dit trop souvent, histoire de bien édulcorer l’insupportable et scandaleux extrémisme du texte, mais « séparation avec le corps », « séparation avec la matière », « rupture de tous les liens », « détachement total de la conscience vis-à-vis de tous ses objets, et ce sans aucune exception ».

Silence intérieur, minimum syndical dans les relations aux autres et à soi. Un point c’est tout.

Enfonçons encore un peu le clou. Quelqu’un qui « fait du yoga », selon Patanjali, c’est quelqu’un qui s’engage dans un processus d’isolement intérieur total, de disqualification progressive de tout lien à quoi que ce soit. Pas de projection dans le passé, pas de projection dans le futur et pas de projection non plus dans le présent. Pas de fusion avec le Tout, pas de conscience écologique, pas de conscience politique, pas de conscience de quoi que ce soit.

Ni « pleine conscience », ni « pleine présence ». La présence bienheureuse à la nature et aux nourriture terrestres est une forme de conscience objective à proscrire. Le seul et unique sujet/objet des yoga-sutras, c’est le dépouillement, l’ascèse, le divorce, le repli sur soi, sans méchanceté mais aussi sans complexe vis-à-vis du bon sens ordinaire, noyé dans le primat du relationnel.

« L’homme est un animal politique, un animal social » dit Aristote. Ce à quoi Patanjali répond: « c’est vrai mais c’est parce qu’il ne s’est pas encore mis au yoga. »

La violence du projet, dans sa radicalité antisociale, antirelationnelle, antimondaine, anti tout ce qui rend la vie vivable pour le commun des mortels, peut, à juste titre, épouvanter.

« À quoi bon vivre si c’est pour s’atomiser socialement, si c’est pour nourrir un individualisme absolu même pas narcissique, puisque l’identité personnelle fût-elle heureuse, elle aussi, est à mettre hors-jeu? Autant se suicider! »

Eh bien non, justement, même si la disqualification de toutes les attaches extérieures a une odeur douceâtre d’euthanasie volontaire, le projet de Patanjali est de sortir de la souffrance en restant vivant, vivant mais pur de toute relation, puisque toutes les relations sont toxiques, « toxiques » au sens où elles exaltent Prakriti.

Au fond, le seul rapport authentique à avoir avec le monde, postures de yoga incluses, c’est l’absence de tout rapport.

Si encore Patanjali faisait l’éloge de la solitude heureuse, avec une sagesse du genre « mieux vaut vivre seul que mal accompagné », ça ferait passer la pilule. Mais la démarche est bien plus intransigeante que ça: même le lien à soi n’est pas à cultiver. L’objectif, c’est de n’entretenir de lien avec personne, pas même avec soi.

On comprend bien alors pourquoi personne, absolument personne, même pas l’auteur de ces lignes (sauf par intermittences, comme tout un chacun), ne suit fidèlement l’enseignement de Patanjali à la lettre. Ceux qui l’ont mis au centre le leur yoga, comme B.K.S. Iyengar l’ont toujours fait au prix d’un contresens total, d’une relecture des yoga-sutras à la lumière du Vedanta, du Shivaïsme et de sa croyance en Dieu.

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Les yamas et niyamas, les règles de morale collective et d’éthique personnelle, ne sont pas un art de vivre dont elles constitueraient le centre vibrant. Les yamas et les niyamas sont un point de départ, pas un point d’arrivée, c’est une manière polie de dire adieu.

Comme Sivananda, comme Vishnudevananda et comme tant d’autres avant lui, B.K.S Iyengar, avec la bonne foi du charbonnier propre à la mentalité hindoue, s’est senti obligé de se référer aux yoga-sutras par traditionalisme. Il lit les yoga-sutras à la lumière de sa dévotion, parfaitement normalisée en Inde, envers un dieu infiniment liant, humaniste, un dieu éternellement heureux de s’unir au monde et aux vivants. Tout le contraire de purusha, la conscience pure.

Le dieu de Patanjali, si dieu il y a, est un dieu absent, un dieu à ne pas déranger, ce n’est pas un dieu « personnel » avec qui on peut se lier de personne à personne.

« Dieu » (Ishvara) est présent dans les Yoga-sutras, mais évoqué discrètement, en tant qu’outil utile aux croyants pour pacifier le mental, en aucun cas comme un principe central, un deus ex machina.

Alors bien sûr, si on a absolument besoin d’un doudou spirituel, on peut personnifier, incarner, anthropomorphiser la conscience soit disant « divine », sous forme de Shiva, Jésus, Bouddha et consort. Une figure personnelle à admirer, un maître, réelle ou imaginaire, est utile quand on n’ose pas s’engager seul sur la voie du renoncement. Mais l’état de samadhi (rupture de tous les liens y compris religieux, spirituels, affectifs, etc.) exige qu’on s’en sépare tôt ou tard.

Pour un hindou, et d’ailleurs pour n’importe quel esprit religieux/politique/humaniste quelques soient ses croyances, opinions, convictions et autres idéaux sociaux, le programme antisocial de Patanjali, suivi à la lettre, est tout bonnement irrecevable.

Le fait est que nul ne vit de photosynthèse comme un arbre, personne n’a envie de vivre de mendicité, personne n’a envie de hâter son entrée en EHPAD, personne n’a envie de regarder dans le vide dans une sorte d’Alzheimer volontaire et d’appeler ça l’éveil.

En lisant les yoga-sutras, on a envie de protester: « C’est la relation qui donne du sens à la condition humaine: c’est le sensoriel, le matériel, le corporel, c’est le relationnel! »

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Et pourtant, le spirituel, le spirituel pur, façon Patanjali, nous connaissons tous ça, nous le vivons tous les soirs, quand nous nous couchons pour nous endormir, comme des suicidaires béats. Et chaque matin, oh joie, c’est réincarnation!

En « décidant » de dormir, nous rompons tous les liens, nous brisons tous les contrats, nous mettons entre parenthèses toutes les obligations sacrées.

Pour quelques heures, nous n’existons plus.

Le yoga (au sens patanjalien de « désunion »), cet état méditatif totalement étranger à l’hédonisme védantique/bouddhiste/taoïste (version moderne) type « pleine conscience » est génétiquement programmé, on appelle ça le sommeil profond.

Faire du yoga, selon Patanjali, ça revient au fond à ça: dormir debout. Dormir en alignant (c’est totalement facultatif) des postures apprises pour aussitôt les oublier, consciencieusement, chacune leur tour. Le Samadhi, la version patanjalienne de l’éveil, revient à ça: vivre déconnecté autant qu’il est possible, sans illusions sur le caractère somnambulique de l’existence, de la vie, de tout.

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