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Peut-on aimer l’Absolu sans détruire le vivant ?

(Métaphysiques indiennes, anthropocentrisme et écologie sacrée)

Nous vivons dans une époque étrange et désemparée. Chacun de nous se pense à la fois comme un individu unique, porteur de droits et de besoins, et comme un membre d’un vaste collectif humain, interconnecté par la technologie, l’économie et la culture mondiale. Mais ce collectif s’arrête aux frontières de notre espèce. Les autres formes de vie, animaux, végétaux, forêts, océans, ne sont pas perçues comme partie intégrante de la communauté humaine, mais comme un cadre de vie interchangeable, un décor esthétique, un réservoir de ressources, vitales certes mais sacrifiables.

En yoga, nous apprenons à élargir notre conscience: par le souffle, la posture, la méditation, nous cherchons à nous relier à quelque chose de plus vaste que notre individualité, biodiversité incluse. Cette expérience, les traditions indiennes l’appellent, de manière abstraite, la contemplation de l’unité (du monde) ou de l’ordre cosmique (naturel). Se réaliser spirituellement, c’est nécessairement adopter un regard qui traverse les apparences, en les déclarant parfois « illusoires » dans le processus, pour percevoir comme une évidence, derriére la prolifération naturelle des formes de vie, derrière la multiplicité profuse des êtres et des choses, il y a une même essence proprement « métaphysique » (au delà de l’observation de tel ou tel phénomène), il y a un souffle vital commun, une même présence universelle, un même principe absolu immuable, éternel, infini.

Le problème, c’est que dans l’histoire des métaphysiques occidentales et orientales, cette contemplation de l’unité de l’univers a souvent été interprétée comme un retrait du monde, une indifférence aux formes vivantes. Si seul l’Absolu immuable compte, alors la « manifestation », le monde extérieur observable, la nature, les espèces, les écosystèmes, devient facultative.

C’est cette vision de l’Absolu, cette métaphysique humaine anthropocentrée, profondément enracinée, qui rend si difficile aujourd’hui d’intégrer l’écologie dans nos consciences spirituelles, sociales et politiques.

Pour beaucoup, le spectacle de la raréfaction des espèces est triste, dramatique, regrettable mais rarement vécu comme une remise en question fondamentale de notre relation à l’Absolu.

La nature s’appauvrit mais elle est fondamentalement pensée comme indestructible, comme toujours susceptible de renaître de ses cendres,sans jamais donner lieu à une prise de conscience collective décisive.

Dans nos sociétés modernes, comme dans l’Inde contemporaine, l’anthropocentrisme domine: nos politiques, nos systèmes économiques, et même nos idéaux humanistes, de manière globale, se centrent exclusivement sur l’espèce humaine et sur les droits humains bafoués qui absorbent totalement notre attention. Le rapport collectif aux vivants reste invisible. Nous avons du mal à penser notre place dans l’ordre global du vivant, et nos responsabilités envers lui.

Nous concevons pourtant « l’interdépendance du vivant » mais nous ne vivons pas cette interdépendance comme relevant véritablement de notre responsabilité. Une phrase résume cet état d’esprit: « La nature s’en est toujours sortie sans notre aide, il n’y pas de raison que ça change. Notre responsabilité est humaine et entièrement dédié au progrès humain vers une plus juste répartition de la nature perçue comme ressource. »

L’hindouisme (christianisme, islam et bouddhisme inclus), est une mosaïque plurielle religieuse et doctrinale, un laboratoire exceptionnel pour essayer de faire un pas décisif afin de renouveler notre rapport au monde, sans abandonner nos valeurs universelles, « métaphysiques » implicites que l’on peut formuler ainsi: « l’humanité est l’espèce dominante naturelle, la nature est d’abord et surtout un réservoir de ressources à destination humaine, la vision de la transcendance absolue confirme que les humains sont l’espèce supérieure absolue, l’ordre cosmique naturel et l’ordre humain sont en relation privilégiée).

Formulé de manière aussi frontal, l’anthropocentrisme inhérent à toute doctrine métaphysique humaine apparaît irrémédiablement arrogant. Tout l’enjeu de la pensée contemporaine est de proposer à l’arrogance humaine de trouver une porte de sortie écologique sans lui faire perdre sa position dominante.

Une métaphysique de l’humilité mettant de manière péremptoire l’humanité à égalité avec le reste du vivant, aussi logique et souhaitable qu’elle apparaisse aux yeux de certains, ne fonctionnera jamais.

Toute la pensée humaine, occidentale et orientale, est une pensée métaphysique de la supériorité de l’humanité tant sur la nature que sur sa propre condition humaine.

C’est visible partout, y compris dans le yoga, se réaliser spirituellement, c’est maîtriser sa nature et la nature dans un rêve d’absolu indépendance victorieuse.

Réaliser le Soi, sortir du « cycle des renaissances, transcender la vie et la mort, décréter que les hommes naissent libres et égaux en droits

À côté de la métaphysique pure de l’Advaita Vedānta, qui place l’Absolu au-delà de la nature, on trouve le Śaiva non-duel, qui voit la diversité vivante comme expression même de la conscience divine ; le Śākta, qui adore la puissance créatrice (Śakti) comme co-éternelle au Principe ; ou encore la bhakti, qui aime le divin à travers ses formes, ses paysages, ses créatures.