Dans la vie quotidienne, nous faisons déjà une forme de yoga sans le savoir. Nous nous réalisons matériellement et spirituellement à travers de petits gestes, des actions banales, simples et apaisantes, qui suffisent à la plupart des gens pour trouver un équilibre suffisant.
Faire des choses qui nous plaisent (écouter de la musique, jardiner, bricoler, lire un livre, regarder une série, aller se promener) , c’est déjà vivre une réalisation matérielle: un accomplissement concret, visible, incarné, qui porte souvent une dimension spirituelle.
Toutes ces petites activités ont un point commun: elles permettent, pour un moment, de mettre à distance les relations humaines problématiques (dépasser l’ego social), de ne plus ruminer ses tourments intérieurs (dépasser l’ego individuel), et d’atteindre un sentiment d’union à soi, de satisfaction de ce qu’on fait et de qui on est.
Rien n’est jamais parfait, ni dans la vie sociale, ni dans la vie intérieure, ni dans la santé, mais c’est suffisant pour beaucoup. La sagesse consiste alors à garder ce “verre à moitié plein” sans chercher à le remplir à ras bord.
Le yoga (et d’autres voies méthodiques de développement spirituel) ne concerne vraiment que ceux qui perçoivent leur existence comme un verre à moitié vide, ceux à qui la vie laisse un goût amer d’inachèvement persistant. Ce goût amer doit être reconnu clairement, sinon toute perspective de développement spirituel reste bloquée dès le départ.
Admettre qu’on va mal est la condition nécessaire au développement spirituel. Impossible d’aller mieux si l’on refuse obstinément de voir où le bât blesse.
Si tout va bien, cela signifie qu’on est déjà réalisé spirituellement. C’est très bien, ce n’est en aucun cas un problème. D’ailleurs, si le yoga moderne s’est autant popularisé, c’est en mettant l’accent sur la réalisation matérielle: la maîtrise calme de ses possibilités corporelles et mentales dans les exercices physiques.
On distingue deux catégories de pratiquants de yoga:
1) Ceux qui sont déjà accomplis spirituellement et pratiquent surtout pour développer le corps et le mental (souplesse, force, coordination, équilibre, respiration, sérénité intérieure).
2) Ceux qui ressentent un inachèvement profond et pour qui le développement spirituel devient une nécessité.
Dans les deux cas, le yoga ne remplace pas les plaisirs et équilibres de la vie quotidienne. Il les complète et les approfondit, en cherchant à transformer leurs effets temporaires en quelque chose de plus durable, relié à des notions spirituelles universelles qui parlent à tous et qui seront explorées tout au long des séances de yoga.
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Le yoga est l’union non fusionnelle (sans réciprocité l’un avec l’autre) entre deux principes: un principe d’attachement, de reliance, d’intégration, de conscience, un principe de vie (Prakriti) et un principe de détachement, de séparation, d’effacement, d’isolement, d’inachèvement perpétuel, un principe de « mort » (Purusha).
En langage clair, sans conscience claire et assumée de la finitude, pas de vie intensément vécue.
Purusha, tel que décrit ici, est en totale conformité avec le texte de la Samkhyakarika originel, non révisé par les lecteurs adeptes du Vedanta qui on décrit Purusha, comme un « témoin », une « conscience », une « source de lumière », alors que si on s’en tient au texte originel, la conscience est exclusivement du côté de Prakriti.
Dans le Samkhya originel, radicalement dualiste, on ne réalise pas Purusha, on réalise la distinction irréductible entre Purusha et Prakriti.
C’est exactement ça que le Vedanta non dualiste, assoiffé de plénitude achevé, n’a pas toléré dans sa relecture du Samkhya originel, c’est l’idée que la conscience, de toute éternité, coexiste avec un principe d’inachèvement. Sans ce principe d’inachèvement, le déploiement du « cosmos » (intérieur et extérieur) est impensable et conduit nécessairement à considérer la vie comme une anomalie ou une illusion dont il faut nécessairement sortir pour atteindre la « plénitude achevée de la conscience absolue détaché de tout ».
Ce que le Samkhya originel réalise spiruellement, c’est la division éternelle de la conscience avec elle même. La conscience pure est une fiction védantique. Dans la perspective dualiste du Samkhya, on ne se purifie jamais de son manque à être constitutif, on apprend juste à vivre avec.
Ces deux principes, Purusha et Prakriti, sont absolus (présents partout et tout le temps) et le rapport qu’ils entretiennent (ou n’entretiennent pas) est tout le sujet de la quête spirituelle.
Toutes les traditions spirituelles proposent, chacune à leur manière, et dans des termes qui leur sont propres, une modalité de cette juxtaposition, de cette polarité fondamentale, toujours présente, à chaque moment de la vie, à l’échelle individuelle, dans chaque geste, chaque posture, chaque action, chaque pensée, chaque respiration.
Cette polarité est aussi présente à l’échelle sociale, dans la nécessité d’intégrer les individus dans le tout, soit en choisissant de maintenir certaines différences irréductibles entre les communautés (métissage culturel), soit en préférant l’assimilation (homogénéisation culturelle), tout en faisant la part de la nécessité d’exclure ce qui empêche l’intégration et l’assimilation de bien fonctionner.
Qui dit polarité dit dualité. Qui dit dualité dit possibilité de résoudre cette dualité soit dans la non-dualité, dans une relation fusionnelle, soit dans la non-dualité une relation « différentielle », qui maintient la tension dynamique entre les deux pôles distincts, sans possibilité de rencontre directe.
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Soit je cherche la réconciliation universelle, en rêvant de purifier le monde de la guerre, en entreprenant de m’établir dans une paix intérieure purifiée de tout conflit psychique,de toute contradiction avec moi-même.
Soit
Le yoga libère de la souffrance.
Le yoga libère la conscience pure.
Le yoga purifie la conscience de tous ses liens, de tous les objets de la conscience.
Le yoga déconstruit les conditionnements identitaires.
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Le yoga est une voie traditionnelle d’origine indienne de libération de la souffrance, visant le détachement spirituel intérieur absolu. Ce détachement peut passer 1) par un travail exclusivement mental de reconnaissance et de désactivation de toutes les facultés mentales (cf les yoga-sutras de Patanjali) 2) par un travail corporel de hatha yoga de purification des liens égoïstes et mondains de toute sorte grâce à une pratique posturale, clairement distinguée des objectifs utilitaires habituels. Le hatha yoga vise moins le détachement absolu que le bien-être sans prise de tête, sans remise en question de notre manière de vivre et des attachements identitaires puissants qui lui sont associés.
Le yoga vise la libération totale de tous les liens pour se concentrer sur la conscience pure, libre de se relier au monde, si elle le souhaite et comme elle le souhaite, sur la base d’une liberté souveraine.
On peut bien sûr faire du yoga pour son bien-être mais si ce bien-être est « petit », autocentré sur la validation de toute sa personne telle qu’elle est, sans rien vouloir changer, on ne fait pas de yoga, on fait de la gym avec un semblant de supplément d’âme, pour se donner bonne conscience, pour éviter tout travail sur soi en profondeur, toute remise en question.
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Le yoga est généralement pensé comme une discipline culturelle venant s’ajouter à la discipline naturelle (la régulation interne, physiologique, hormonale et psychique) dont chaque être vivant est génétiquement doté.
Je propose de renverser cette perspective familière sur le yoga (conçu comme un ensemble de techniques et de postures inventées de toute pièce), et de montrer le corps et la pensée comme le lieu du « yoga naturel », yoga dont le « yoga culturel » tel qu’on le pratique en faisant des postures, en plaçant sa respiration et en éclaircissant ses pensées, pour apprendre à dénouer tous les liens et devenir infiniment léger,n’est qu’une extension.
Le yoga, avant d’être une discipline une vie, est d’abord la manifestation merveilleuse et spontanément disciplinée de… la vie organique: vie organique qui a sa conscience à elle, avec ses émotions spontanées et même ses embryons de réflexions pré-langagières.

Une discipline physique naturelle
Le yoga, tout le monde en fait instinctivement, sans y penser, en supportant, en entraînant à chaque instant de la vie, en célébrant son équipe de haut niveau personnelle, magnifiquement unie et tellement bien coordonnée: le corps!

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« La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » (Xavier Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, 1800).
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Le corps, tant qu’il est en vie, tant qu’il respire, ne chôme pas, il déploie inlassablement sa capacité innée de s’autoréguler, de s’adapter, de maintenir constamment son équilibre face aux incessants changements internes et externes.
Si on file la métaphore du corps comme équipe de sport, on va pouvoir attribuer à chaque système physiologique (respiratoire, nerveux, musculaire, cardiovasculaire, hormonal, digestif, etc.) un poste spécifique dans l’équipe et autour de l’équipe.
Le sport de haut niveau, c’est complexe, ça demande un contexte adéquat. Qui doit jouer? Qui doit se reposer? Qui est l’entraîneur? Qui est le coach? Qui est le chef d’équipe? Qui est le président du club? Qui programme les matchs de la saison ? Qui élabore la nouvelle stratègie? Qui est le nutritionniste? Qui est le soigneur? Qui est le confident? Qui organise la troisième mi-temps?

Un nombre effarant de décisions sont prises à chaque instant par le corps pour que notre vie en surface suive son cours et qu’on choisisse de faire des tas de choses dont du yoga. Heureusement que notre cerveau conscient est libéré de toutes ces décisions prises en sous-main!
Il fut un temps, dont on peut se, souvenir en méditant sur notre relation, plus ou moins étroite, à notre corps, il fut un temps où le corps et la pensée n’étaient pas séparés comme ils le sont maintenant. On peut sentir en soi la présence cet état originel fusionnel qui peut même être restauré avec un peu de disponibilité à son ressenti profond. Le yoga prend conscience de cette danse de salon, avec et sans contact, entre le système neurovégétatif inconscient, automatique (notre SNA, notre système nerveux autonome) et notre SNS (système nerveux somatique volontaire, notre « conscience »).
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Notre équipe intérieure, composée de professionnels aguerris, se charge, pour notre plus grande sérénité, de tous les processus physiologiques fondamentaux.
Le système cardiovasculaire adapte le débit cardiaque pour acheminer davantage d’oxygène et de nutriments aux muscles actifs. Le cœur est le moteur central: il distribue l’énergie là où il faut.
Le système nerveux coordonne les mouvements et ajuste le tonus musculaire. Le cerveau est l’entraîneur : il planifie, anticipe, s’adapte au comportement du « camp d’en face ».
Le système respiratoire cellulaire consomme le glucose et l’oxygène pour fabriquer de l’énergie (ATP) dans les mitochondries.
Le système musculosquelettique rassemble les joueurs sélectionnés: ce sont les muscles qui vont exécuter les mouvements. Certains muscles se contractent de manière réflexe pour assurer la maintenance interne, digestive, circulatoire, thermorégulatrice. La plasticité neuromusculaire coordonne en sous-main tous nos mouvements.
Le système endocrinien libère des hormones comme l’adrénaline, facilitant la mobilisation de l’énergie. Les hormones sont les assistants: elles transmettent les consignes et ajustent le rythme. La régulation hormonale équilibre nos grandes fonctions en les activant et en les inhibant selon les besoins.
Notre discipline naturelle repose sur un réseau intégré de processus physiologiques qui travaillent de manière coordonnée pour maintenir l’homéostasie physiologique (et psychique), notre équilibre physiologique intérieure, notre grande sérénité.
Une discipline mentale naturelle
Sans savoir que c’est l’exacte définition du yoga, toute sa vie on fait de son mieux pour se dégager des relations toxiques qui empoisonnent la vie, on s’efforce de nourrir le lien à tout ce qui élève l’âme et le cœur,
La pratique des postures, les assouplissements, les étirements, le renforcement musculaire, les exercices respiratoires, les mantras, la méditation, la concentration, la relaxation, l’alignement de ses pensées avec ses paroles et de ses paroles avec ses actes, les visualisations heureuses, tout ça c’est vrai, c’est important, mais l’essentiel est bien moins technique, l’essentiel est bien moins artificiel.
L’essentiel, c’est la lucidité, la sagesse. L’essentiel, c’est l’apaisement, le bien-être et c’est surtout l’amour inconditionnel qui passe sa vie le visage tourné vers le soleil éternel, présent malgré les nuages, malgré la nuit, malgré l’angoisse.
C’est jusqu’à son dernier souffle qu’on fait du yoga, et ce, quand bien même on n’a jamais pris un seul cours de yoga de sa vie.
C’est même, à l’occasion de ce « dernier souffle » (vécue ou juste ressentie comme potentiellement le dernier) qu’on arrive à s’établir dans la vérité profonde du yoga: le pur émerveillement d’être là, toujours vivant, toujours respirant. Pour encore un peu de temps. Pour l’éternité.

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