En yoga, la question de savoir si les conflits sont des effets de surface à ne pas prendre trop au sérieux ou une lame de fond omniprésente, à laquelle il est vain de vouloir échapper vu qu’elle recouvre toutes les dimensions de l’existence, est une question fondamentale pour élaborer des stratégies de bien-être cohérentes.
Si les conflits ne se produisent qu’en surface, ouf, je peux trouver la paix au fond de moi-même où existe un lieu inviolé, éternellement vierge, printanier, solaire. On l’appellera en yoga soit purusha (conscience intérieure protégée du monde) soit brahman (
Si les conflits de surface font écho en moi à des conflits de fond inhérents à toute forme de vie, voire à toute forme d’existence, tout étant animé « au fond » par des forces énergétiques antagonistes inhérentes aux différents états de la matière en équilibre toujours plus ou moins, instable.
D’où-je fermer ou détourner les yeux des réalités conflictuelles si je veux jouir d’un peu de répit dans ce monde cruel?
Ou, tout au contraire, derrière les conflits de surface, une non-violence de fond règne, non-violence que le yoga a pour mission de percevoir, faire sentir, transmettre?
Comment les grands philosophes conçoivent le conflit?
Le conflit, dans une perspective philosophique, peut se comprendre comme une tension entre des volontés, des intérêts, des valeurs, des représentations du monde. Il n’est pas forcément violent, mais il marque toujours une forme d’opposition.
Héraclite voyait dans le conflit (« polemos » ) une condition ontologique: « Le conflit est père de toutes choses ». Il pensait que la tension entre contraires est ce qui fait advenir l’ordre du monde.
Hegel, plus tard, développera une dialectique fondée sur la contradiction et la négation: thèse, antithèse, synthèse. Chez lui, le conflit est moteur de progrès, mais aussi de reconnaissance réciproque, comme dans la fameuse lutte du maître et de l’esclave, où le maître et l’esclave forment un couple indissociable. L’esclave passe toute sa vie à fantasmer sur un maître dont il ne s’affranchira jamais que dans ses rêves. Le maître ne jouit de son pouvoir que dans la mesure où l’esclave lui témoigne sa, soumission.
Dans une perspective plus politique, des penseurs comme Hobbes voient le conflit comme un état naturel de l’homme livré à lui-même (« Bellum omnium contra omnes« , la « guerre de tous contre tous ») et justifient l’État comme moyen nécessaire de pacification.
« Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun pour les maintenir tous dans la crainte, ils se trouvent dans l’état qu’on appelle guerre (…) une guerre de tous les hommes contre tous les hommes. » (Thomas Hobbes, Leviathan, 1651)
Lecteur assidu de Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau s’oppose frontalement, dans son « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes », à la thèse de la « guerre naturelle de chacun contre tous ».
Selon Rousseau, les humains sont naturellement sociaux, enclins à l’entraide et à la coopération à l’état naturel et local. Ce sont les grandes civilisations coloniales qui suscitent l’état de guerre permanente.
Le monde aspire à la paix parce qu’il est de base conflictuel: tout écosystème équilibré est traversé de conflits d’intérêts perpétuels, souvent masqués pour notre bien-être.
L’homme est mû par un instinct fondamental de survie, un thème central chez Nietzsche, mais aussi chez des penseurs comme Schopenhauer ou Freud. La volonté de se conserver précède, selon cette vision, tout désir de vérité ou d’objectivité. Pour Nietzsche, l’intellect n’est pas un outil de recherche désintéressée de la vérité, mais un instrument façonné par les nécessités vitales.
La plupart d’entre nous mangeons de la viande mais absolument personne ne visite les abattoirs et ce pour une raison évieente: ne pas, se couper l’appétit.
Entre garder l’appétit et regarder la réalité en face, le choix de l’appétit s’impose à la plupart. Un des grands buts de l’être humain est de dépasser la sauvagerie mais en la conservant (elle est trop utile à nos plaisirs). Il suffit d’invisibiliser la violence pour se sentir non-violent. L’hypocrisie et la dissimulation de la vérité sont deux grands ressorts du bien-être qui ont fait leurs preuves.
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Nous résistons 24 heures sur 24 aux, virus, aux microbes, aux maladies qui essayent de franchir nos barrières immunitaires, nous résistons aux symptômes de la vieillesse qui quoiqu’on fasse nous laisse le goût amer des combats perdus d’avance, nous portons atteinte aux bien-être des formes de vie dont nous nous nourrissons en nous accomodant par un pacte collectif d’aveuglement volontaire, de cette épine fichée dans le dos de notre bel idéal de non-violence,
Entre la violence faite à notre culture gastronomique ancestrale et la violence faite aux « bêtes », le choix est vite fait. Ne reste plus qu’à avoir un chat ou un chien pour cautionner notre art de vivre en nous renvoyant une image décomplexée de notre pulsion culturelle prëdatrice.
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Les proies sont en conflit avec les prédateurs, elles veulent que ces derniers leur fichent la paix.
Les prédateurs, eux, sont en conflit avec la raréfaction des proies,les prédateurs veulent la paix d’une chasse, d’une récolte ou d’un élevage fructueux.
De manière générale, tout le monde est d’accord pour définir la paix comme la satisfaction régulière des besoins vitaux. Là où le bât blesse c’est qu’il y a des guerriers dans l’âme qui ont besoin de traverser des conflits pour se sentir vivants, et il y a des pacifistes dans l’âme qui définissent la joie de vivre par l’absence totale de conflits.
Parmi les pacifistes épuisés par les conflits incessants, beaucoup se tournent vers la spiritualité pour trouver un havre de paix dont les conflits seront exclus.
Dans le meilleur des cas, les gens comprennent assez vite que le yoga est une force de transformation, de changement et que la définition même du changement est une violence faite à un état des choses donné pour accéder à un état évolué.
Dans le pire des cas, la déception est grande de constater que le yoga ne va pas sans une certaine violence faite à soi-même et les professeurs de yoga sont tentés, pour ne pas faire violence aux attentes des élèves, de rendre la pratique de plus en plus facile.
En yoga, on célèbre l’harmonie, la paix, le dépassement de la conflictualité. Ce qui n’est jamais clair c’est de savoir quand éviter le conflit, quand s’engager dans un conflit.