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Un Éternel Treblinka

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Préambule

Il peut paraître déplacé d’évoquer un camp d’extermination nazi sur un site de yoga, étant donné l’incompabilité culturelle tacite entre toute évocation des atrocités dont nous sommes capables et la possibilité même du bien-être et de la paix intérieure.

Heureusement, le bien-être, profond, véritable, est tout aussi tacitement incompatible avec le mensonge et toute forme de travestissement de la réalité.

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Le « contorsionnisme mental« 

La souffrance fait partie intégrante de l’expérience de la vie en général et de l’expérience humaine en particulier. Vouloir ne plus du tout souffrir, tout en souhaitant garder les pieds sur terre, tout en sachant le prix exorbitant à payer pour nos plaisirs futiles (plaisirs souvent malhonnêtement confondus avec des acquis sacrés), est une sorte de rêve contorsionniste. Rêve réalisable oui, mais au prix de l’acquisition d’une souplesse mentale inouïe, souplesse mentale dont la souplesse physique n’est que le symbole visible.

Contorsionnisme physique cachant bien son double honteux: le contorsionnisme mental.

Le contorsionnisme mental consiste à réussir à trouver le bien-être au milieu d’un mal-être invisibilisé dont on est l’un des artisans passifs.

Le contorsionnisme mental, c’est l’art de se sentir droit dans ses bottes dans un monde tordu, c’est l’art de laisser les autres faire des trucs tordus, causes de grandes souffrances, sans se sentir ni responsable ni intimement concerné.

Le don hors-norme du contorsionnisme (indissociable du rêve de souplesse mentale et d’harmonie intérieure portée par le yoga), c’est l’art d’aimer la vie malgré tout, malgré les souffrances injustifiées, malgré la honte d’y participer, malgré l’innocence cloîtrée dans son paradis artificiel.

Charlie Chaplin, nourri à la chaîne dans le film Les Temps Modernes (1936).

La bonté humaine se concentre sur la construction de mensonges, de belles illusions visant à tenir le réel à distance, à faciliter l’accès continu et bon marché aux plaisirs les plus variés.

Croire ou ne pas croire à la société de consommation bienveillante avec tout le monde?

Les enfants ont-ils besoin qu’on les aide à croire au Père Noël pour assumer, plus tard, les difficultés de leur vie d’adulte?

Est-ce que d’avoir cru jadis au Père Noël m’a aidé à construire en moi une source inépuisable de réconfort et de consolation? Ou au contraire, cette croyance fausse m’a infantilisé pour le reste de ma vie, enracinant en moi des automatismes d’évitement, d’irresponsabilité consentie, de passivité, de lâcheté morale (dont le yoga est malheureusement, parfois, sans penser à mal, le collaborateur actif.)

Le temple de l’ignorance et son porte-parole.

A-t’il jamais été prouvé qu’il est nécessaire de se détourner des réalités violentes en se voilant la face, pour connaître la paix intérieure et préserver la vision de la beauté de l’âme? Ou est-ce juste un réflexe instinctif primitif élevé au rang d’un art de vivre?

L’oubli et l’aveuglement volontaire sont-ils là condition du bonheur?

Sommes-nous condamnés à raconter des bobards à nos enfants pour préserver la sérenité des familles? Sommes-nous à ce point contraints à l’hypocrisie et à la dissimulation?

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Le fait est que notre culture est bien trop souvent une culture de l’évitement émotionnel et du positivisme toxique, lesquels doivent poser question.

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Le camp d’extermination nazi de Treblinka

Treblinka (juillet 1942- août 1943) situé en Pologne, à 80 kilomètres de Varsovie, fut l’un des grands centres d’extermination nazis (avec Auschwitz, Chelmno, Sobibor, entre autres.)

Des êtres humains traités non pas exactement « comme des animaux conduits à l’abattoir » (les juifs n’ont pas été mangés) mais comme des produits défectueux toxiques à retirer définitivement du marché et à détruire dans l’intérêt général.

À Treblinka, plus de 800.000 personnes furent déportées et gazées (au monoxyde de carbone produit par les gaz d’échappement de chars soviétiques capturés), ce qui en fait le plus grand centre d’extermination après Auschwitz (où 1.100.000 personnes furent assassinées.)

Treblinka avait l’apparence d’une gare de transit où les juifs, issus pour la plupart du ghetto de Varsovie, devaient se présenter, soi-disant à la désinfection, avant de repartir pour un hypothétique camp de travail. Ils se retrouvaient alors dans des chambres à gaz, croyant être avoir été conduits dans les douches.

Affiche de propagande nazie de 1942 accusant les juifs de servir de trait d’union entre deux hantises françaises: l’asservissement à la finance internationale et au totalitarisme communiste.

Contrairement au camp d’Auschwitz, celui de Treblinka ne disposait pas de fours crématoires. Lorsque la fermeture du camp fut programmée, l’ordre fut donné de faire disparaître les corps dans les fosses communes. Déterrés, les restes des victimes furent brûlés dans de vastes bûchers.

En décidant de faire disparaître les restes des victimes, la volonté des nazis était de cacher au monde l’horrible extermination méthodique qui avait eu lieu pendant plus d’un an.

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Que penser de Treblinka? Treblinka est le symbole de toutes les morts inutiles, injustes, prématurées, évitables, mais qu’on choisit de perpétrer, aujourd’hui comme hier, au nom de l’intérêt général », an avant l’enfer des meilleures intentions, à commencer par celle de démocratiser l’accès au bien-être.

Et tant pis si le processus d’accès au bien-être implique l’invisibilisation des souffrances terribles, chaque jour réitérées, de telle ou telle « caste inférieure », humaine et/ou animale.

L’enfer est pavé de bonnes intentions, bon marché et facile d’accès.

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Un Éternel Treblinka de Charles Patterson (« Eternal Treblinka: Our Treatment of the Animals and the Holocauste »)

Un Éternel Treblinka est le titre d’un livre de Charles Petterson, publié en 2002, qui explore la violence industrialisée contre les animaux et celle infligée aux juifs par la Shoah. Il établit une comparaison (scandaleuse et inadmissible selon certains, pertinente selon d’autres) entre les, similarités de parcours des animaux de boucherie actuels et les juifs déportés pendant la seconde guerre mondiale.

Patterson montre en particulier comment Henry Ford (1863-1947), instigateur par ailleurs de textes antisémites virulents, a créé ce qu’on appellera plus tard le « fordisme », c’est-à-dire la division du travail des chaînes de construction des automobiles Ford, sur le modèle des chaînes d’abattage et de découpage de la viande dans les abattoirs de Chicago. Les animaux y étaient dépecés par étapes, en circulant sur un tapis roulant, ce qui constituait une innovation majeure à l’époque.

Chaîne moderne de fabrication de viande.

Le montage des voitures à la chaîne se globalisa et la durée d’assemblage passa en quelques années de douze heures à quatre-vingt-dix minutes. La production atteignit des cadences hallucinantes et le prix chuta.

L’emblématique Ford T a démocratisé l’automobile, elle fut la première voiture que les ouvriers pouvaient s’offrir en raison de ses coûts de production réduits. Elle fut produite de 1908 à 1927.

La Ford T, première voiture grand public fabriquée en série.

En France, le mode de production à la chaîne de la Ford T américaine inspira notamment la Citroën Type A de 1919 et la Renault 4CV de 1947.

Cette division industrielle du travail à la chaîne serait à l’origine de la perte de vue d’ensemble de la cruauté du processus de « condamnation à mort » des animaux, ce qui permettrait de déresponsabiliser chaque participant à chaque maillon de la chaîne.

« La dénonciation (menée par Charles Patterson) s’ancre dans l’oeuvre de l’écrivain Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature, végétarien militant, dont les livres, entièrement consacrés à décrire la singularité juive d’Europe centrale, sont en même temps hantés par le calvaire infligé aux bêtes destinées à l’alimentation. « Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, c’est un éternel Treblinka », écrit I.B. Singer: c’est donc une partie de cette phrase qui constitue le titre du livre de Patterson. Et il ne faudrait pas oublier que beaucoup d’auteurs juifs d’après 1945 ont osé la comparaison: Adorno et Horkheimer, Derrida, Canetti, Grossman, Gary, entre autres, ont été obsédés par la douleur animale et par sa proximité avec la souffrance des persécutions par les nazis. » (Elizabeth de Fontenay, « Charles Patterson: l’abattage, un laboratoire de la barbarie« , Le Monde du 10 janvier 2008).

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4ème de couverture d’un Éternel Treblinka de Charles Patterson.

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